Zanskar (5/5)

Publié le par naëlle

 

Trois cents mètres plus loin, je m’arrête net, comme si un poignard m’avait transpercé le corps un homme est accroupi derrière un bosquet, là, devant moi. Je me sens subitement très mal. Mon cœur me blesse à chaque battement. Je fixe, bouche bée, cet homme qui me tourne le dos, ramassant du bois, un lourd chapeau de fourrure sur les oreilles. Enfin, j’ouvre la bouche pour l’appeler mais rien ne sort. A nouveau, j’essaie : une voix rauque et incertaine qui n’est plus la mienne appelle : « Julley »* !

 

Je me sens chanceler. Mon cœur tape si fort que je crains qu’il couvre mon appel. L’homme sursaute, regarde devant lui, puis se retourne, se lève d’un bond, me fixe intensément. Il a lâché le bois qu’il tenait à la main. La stupéfaction se lit sur son visage. Il reste muet, la bouche ouverte. Moi je reste là, debout, à le regarder, pantelant, sur le point de craquer. Nous restons face à face, à nous dévisager, avec une égale émotion. Puis le vieil homme s’approche de moi, bouleversé. A mon allure misérable, à mes traits tirés, à mes yeux hagards, il a compris que je reviens de loin.

« Donne-moi ton sac », me dit-il d’une voix douce qui semble me parvenir du tréfonds de mes rêves.

Je lâche mon sac dans la neige, tout en regardant cet homme sorti du néant. Lui, me prend mon fardeau, l’installe sur ses épaules.

« Viens ! » dit-il ensuite. Je n’arrive plus à parler. Au fond de ma gorge, les mots se coincent, se déchirent et je suis cet homme qui s’éloigne à pas lourds. Dans un souffle, je l’interpelle : « Atcho, grand frère ! »

Il s’arrête, se retourne. Je m’approche, essoufflé.

« Atcho, lui dis-je d’une voix brisée. Atcho, nous sommes deux

— ma femme — elle est derrière. » Il me regarde, interdit. « Ta femme ? répète-t-il. Je lui explique brièvement.

« Va la chercher. J’amène le sac à ma hutte. Rejoignez-moi là-bas.

Je deviens alors comme fou. Je fonce autant que je peux, boitant, trébuchant. La douleur ne m’importe plus. Je veux courir vers Danielle. Au bout de cinquante mètres, haletant, épuisé, je dois m’arrêter pour reprendre mon souffle. Je continue ma marche en me tordant sur mes jambes à chaque pas. J’aperçois Danielle qui chancelle, pas après pas, appuyée sur son bâton. Je crie, l’appelle : elle lève lentement la tête. Quel courage fantastique a cette fille !

 

Je lui crie par bribes enrouées que nous sommes sauvés. Hors d’haleine, je le lui répète. Danielle lève les yeux, me regarde, semble reprendre courage. Je la prends par le bras et la soutiens. Brusquement, par à-coups, à bout de forces, nous avançons vers le petit abri en pierre. Vêtu d’un lourd manteau de peaux de chèvre, le vieil homme arrive à notre rencontre. Il a, dans chaque main, un bol empli de thé fumant.

 

Dans la hutte, nous nous endormons immédiatement à même le sol, sous la couverture de laine rêche de notre hôte. Le vieil homme prépare du thé beurré, nous réveille et nous fait boire. Nous retombons dans un sommeil lourd. De nouveau, il réchauffe du thé, nous réveille encore, nous fait boire et nous nourrit de farine d’orge. Et nous nous rendormons aussitôt. Mais il refait encore du thé et nous secoue, nous tend les bols, nous force à tout boire, à tout manger et nous ranime ainsi une partie de la nuit. À peine retombons-nous allongés sur la couche qu’il nous borde d’une couverture de yak élimée, ajuste un sac de farine sous nos têtes, bouche les trous entre les pierres, place des braises à nos pieds. Douze heures plus tard, dans la nuit, je me réveille, m’assieds devant le feu. Le vieil homme veille toujours à notre repos. Il entretient le foyer, chauffe la hutte minuscule balayée de courants d’air glacés. Je le remercie gravement, lui dis qu’il nous a sauvés la vie. Il me répond que nous avons été très courageux. Je rétorque que nous avons été inconscients et téméraires. Le vieil homme ne réplique rien et regarde, songeur, le petit feu. Tolérants, les Zanskaris sont très rarement critiques.

« A chacun son parcours », semble-t-il penser, en faisant tourner lentement son moulin à prières.

Nous restons longtemps assis, sans rien dire, devant le feu, à écouter les brindilles craquer, le vent siffler entre les pierres, la marmite bouillir, le silence s’établir. Nous sommes enfin au Zanskar, si loin des hommes, si près des dieux...  

* : Bonjour.

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