La réalité des couleurs

Publié le par anne

Nous ne voyons pas la réalité. Nous voyons NOTRE réalité. Nous la percevons selon notre éducation, ce que nous projetons,...... Voici un article pêché dans le journal Libération.

"Chaque culture voit les couleurs à travers ses mots»
Recueilli par CORINNE BENSIMON

«J’étudie la façon dont on nomme les couleurs, en français, et particulièrement au XXe siècle et à l’époque contemporaine. On ne s’étonne pas que des linguistes se soient intéressés aux mots désignant, dans des langues nordiques, des états de la neige que nous ne distinguons pas dans des contrées plus tempérées. On peut faire, dans le même esprit, l’inventaire des dénominations de couleur et découvrir leurs spécificités, leurs évolutions, reflet d’une société. A chaque époque correspondent des créations particulières : baise-moi-ma-mignonne (un rose), carmélite, gris minime, zinzolin au XVIIe siècle; cheveux de la Reine (blond cendré, par référence à Marie-Antoinette) au XVIIIe ; brun ramoneur au XIXe ; rose Barbie, rose layette, rouge Dior, blanc Courrèges au XXe. «Les dénominations de couleur varient, leur symbolique aussi. Le noir, couleur du mal, de la tristesse (bête noire, mouton noir) ou du deuil est devenu couleur de la jeunesse rebelle avec le blouson noir des années 60 ou le noir des punks, des gothiques, mais aussi le symbole de l’élégance, du classicisme, avec la petite robe noire de Chanel, le noir porté par des dames noires (Piaf, Barbara, Rykiel). «Ces évolutions traduisent l’aspect essentiellement culturel des couleurs. Dans certaines langues, les couleurs sont appréhendées en même temps que les autres sensations : il y a des couleurs rugueuses, sonores, gaies, tristes. Les Dani (Nouvelle-Guinée, Indonésie) ont deux noms de couleur : mili (sombre, froid) et mola (lumière, chaud) ; les Hanunoo (Philippines) ont quatre termes de couleur, liés à l’apparence des plantes jeunes et correspondant au clair, au foncé, à l’humide, et au sec. Chaque culture voit les couleurs à travers le filtre de ses mots. «J’ai été recrutée au CNRS en 1975 pour participer à la rédaction du Trésor de la langue française, ou TLF, Dictionnaire des XIXe et XXe dont les 16 volumes sont aujourd’hui en ligne. C’est au fil de mes recherches pour le TLF, que j’ai conçu le projet d’un dictionnaire des mots et expressions de couleur et que j’ai commencé à engranger toutes informations et attestations colorées. La matière s’est révélée si ample que j’ai fait le choix d’une publication en onze volumes, chacun couvrant un «champ» de couleur: bleu, rouge, rose (qui, bien que considéré comme un «sous-rouge» par les physiciens, est bien une couleur à part entière, à forte valeur culturelle), noir, blanc, gris, jaune, orange, violet, vert et brun. Les cinq premiers sont déjà publiés (1). Mon premier travail de synthèse a porté sur le bleu (réédité en 2004), qui est la couleur préférée en Occident contemporain. J’ai montré comment la forte valorisation du bleu se traduit au XXe siècle par la création de locutions positives : numéro azur, tarif bleu, casques bleus de la paix. A noter que le drapeau bleu de l’Union européenne est emprunté au manteau d’azur et à la couronne aux douze étoiles de la Vierge de Helkenheim de la cathédrale de Strasbourg ! Par contre, dans l’Antiquité, cette couleur a été longtemps ignorée : bleu ne nous vient d’ailleurs pas du latin mais du germain blao (pâle, blanchâtre, livide, bleuâtre), et les mots latins pour le nuancer étaient très imprécis (glaucus, persus …). Les Anciens accordaient en fait une importance plus grande aux notions de luminosité et non aux tonalités, comme l’attestent les deux noirs et blancs latins, mats ou brillants : ater ou niger d’une part, albus ou candidus d’autre part.» (1) CNRS Editions. Annie Mollard-Desfour travaille au laboratoire Lexiques, dictionnaires, informatique (CNRS, université Cergy-Pontoise et université Paris-XIII-Villetaneuse).
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